Dans le monde parfois feutré et convenu de la Formule 1, et notamment de ses hautes instances dirigeantes, le 24 janvier 2023 ne fut pas une journée comme les autres : c’est en effet hier que la FIA et la FOM ont exposé leurs désaccords au grand jour. En F1, le linge sale se lave parfois en famille…
Mais remontons à la source immédiate de la querelle : le 23 janvier 2023. Après avoir vu fleurir des rumeurs de rachat de la Formule 1 pour 20 milliards de dollars par le fonds public d’investissement d’Arabie saoudite, le président de la FIA Mohammed Ben Sulayem avait appelé au « bon sens ».
Rappelons ses propos : « En tant que gardienne du sport automobile, la FIA, qui est une organisation à but non lucratif, est prudente quant à l’estimation de 20 milliards de dollars pour la F1. Il est conseillé à tout acheteur potentiel de faire preuve de bon sens, de prendre en compte le plus grand bien du sport et de présenter un plan clair et durable, et pas seulement beaucoup d’argent. »
Et c’est ainsi que le lendemain, en réponse à cette saillie médiatique, la FOM a publiquement fait savoir qu’elle estimait que Mohammed Ben Sulayem avait « outrepassé les limites des attributions de la FIA ».
De surcroît, la FOM menaçait la FIA de la poursuivre en justice, si elle considérait que les commentaires de Mohammed Ben Sulayem avaient porté préjudice à l’image, ou à la valorisation de la F1.
Le sens d’une querelle
Pour bien comprendre pourquoi FIA et FOM se déchirent ainsi au grand jour, il convient tout d’abord de rappeler la claire séparation des pouvoirs entre les deux entités. D’un côté, la FIA (depuis le conflit FISA-FOCA réglé en 1987 par la signature des Accords Concorde) gère l’aspect réglementaire de la F1 (les trois règlements sportif, financier, technique en particulier) ; elle est « l’arbitre » sportif du sport, et a pour tâche par exemple d’attribuer les pénalités, de nommer les directeurs de course, de former et de s’occuper des commissaires durant les Grands Prix, etc.
D’un autre côté, la FOM géré l’aspect commercial de la F1 en étant propriétaire de la marque Formula One : elle vend et négocie les droits TV, promeut le sport sur le plan marketing, discute avec les promoteurs, et redistribue les bénéfices aux équipes… et à la FIA ! En somme, la FOM a l’aspect business, la FIA l’aspect purement sportif.
Si la sortie de la FOM se fait aussi publique et véhémente, c’est bien parce que Liberty Media (les propriétaires de la FOM) estiment que Mohammed Ben Sulayem n’a clairement pas respecté cette séparation établie des tâches.
En effet, le président de la FIA est directement allé sur le terrain de la FOM, en se permettant même de livrer une estimation de la valeur commerciale du sport, jugeant (à la louche ?) que 20 milliards de dollars, c’était bien trop pour la F1.
Or une telle saillie peut avoir des conséquences redoutables pour Liberty Media, qui est une entreprise cotée en bourse (la F1 est elle-même cotée) : on imagine ainsi les répercussions sur les cours boursiers, si les investisseurs concluent de cette sortie, que la F1 ne vaut pas tant d’argent que ça.
Sur le fond de l’affaire, du reste, selon les propres calculs de la FOM, le sport vaudrait presque 20 milliards de dollars (18 milliards, rapporte la presse financière…).
En somme, il est ainsi question plus que d’une guerre d’ego ou de pouvoirs dans cette affaire, mais bien de milliards potentiels…
L’attitude de Mohammed Ben Sulayem doit donc être interrogée à la lumière de ces considérations : que gagnait-il en faisant cette sortie dont il ne pouvait ignorer qu’elle agacerait, sinon plus, la FOM ?
La perspective d’une rivalité avec Stefano Domenicali ne peut être exclue bien sûr : avec cette sortie, Mohammed Ben Sulayem saperait ainsi les efforts de Liberty Media de toujours mieux et plus valoriser le sport, pour jouer le rôle d’enquiquineur en chef…
Mais de manière plus intéressante, il est à remarquer que Mohammed Ben Sulayem se présente en « chevalier blanc » dans ses propos, en soulignant notamment que la FIA est une organisation à but non-lucratif (comme la FIFA dans le foot). Mohammed Ben Sulayem se forgerait ainsi une image de résistant – résistant à la marchandisation à outrance du sport, à son extension indéfinie. Une manière de se présenter aussi en défenseur des valeurs traditionnelles du sport, celles de l’olympisme, face à un « ogre américain » qui voudrait tout marchandiser sur son passage.
Une telle dichotomie prêterait bien sûr à sourire, tant la FIA brasse également, bon gré mal gré, des millions par an, tant elle évolue aussi dans un univers où l’on compte de plus en plus en milliards et de moins en moins en millions.
Du reste la FIA n’a pas hésité à croiser le fer avec la FOM il y a quelques mois seulement, pour des questions d’argent justement, notamment sur le doublement prévu des courses sprint (voir plus bas).
Une crise qui vient de loin ?
Pour bien comprendre cette crise qui éclate au grand jour, il faut aussi comprendre qu’elle vient de loin, et qu’elle couvait depuis au moins quelques mois.
Il fallait être soit bien optimiste, soit bien optimiste, pour croire Mohammed Ben Sulayem en novembre 2022, quand il affirmait vivre une vraie lune de miel avec Stefano Domenicali…
« Je parle à Stefano tous les deux jours et si je ne le fais pas, il m’appelle ? C’est comme ça, avant même toute réunion ou décision - c’est comme un mariage qui va durer Je suis dans une très bonne relation professionnelle et personnelle avec FOM Pourquoi ? Parce que mon intérêt pour le sport est fort. J’écoute [Domenicali], il m’écoute et nous savons tous les deux que ce mariage doit être durable et aller plus loin Honnêtement, la relation est de mieux en mieux entre nous » promettait-il ainsi la main sur le cœur, dans des propos qui font bien sûr sourire aujourd’hui.
Les motifs de désaccord profonds entre FIA et FOM
En réalité, les sujets de désaccord se sont multipliés en l’espace d’une grosse année seulement entre l’arbitre du sport et le détenteur des droits commerciaux.
Encore récemment, l’affaire Andretti-Cadillac a mis au jour une divergence fondamentale entre FIA et FOM. Tandis que Mohammed Ben Sulayem était vite apparu très enthousiaste pour le projet, et qu’il voulait même accueillir une 12e équipe en F1 dans la foulée, la FOM (et les équipes) affichaient une réaction bien plus contrastée, voire froide, en insistant sur la nécessité de « maintenir la crédibilité du sport. »
Mohammed Ben Sulayem avait d’ailleurs déclaré à cette suite (cachant mal son ressentiment avec la FOM) : « Il est surprenant qu’il y ait eu des réactions négatives aux nouvelles concernant Cadillac et Andretti. Ces dernières années, la FIA a accepté l’inscription de petites organisations performantes. Nous devrions encourager les arrivées potentielles en F1 de constructeurs mondiaux comme GM, et de compétiteurs acharnés comme Andretti et d’autres. L’intérêt des équipes des marchés développés ajoute de la diversité et élargit l’attrait de la F1. »
Deuxième grand sujet de bisbilles entre FIA et FOM : la publication précipitée du calendrier 2023. En septembre 2022, la FIA avait publié en avance sur tout le monde (trois jours avant la date prévue), et unilatéralement, le calendrier provisoire de la saison prochaine. Normalement, FOM et FIA publient le calendrier en commun : cette fois, la FIA avait fait cavalier seul, à la grande surprise apparemment de Stefano Domenicali.
Or FOM, FIA et équipes avaient signé un accord pour tenir le tout secret. Dans la foulée, les prix des hôtels, avions, etc. avaient d’ailleurs monté en flèche, achevant d’irriter équipes, FOM et même les médias qui n’avaient pas bouclé toutes leurs réservations avant que le grand public ne soit informé.
Mohammed Ben Sulayem avait d’autant plus agacé que dans son communiqué, il rappelait aussi que « l’arrivée de nouvelles épreuves et le maintien des évènements traditionnels soulignent la bonne gestion du sport par la FIA », minimisant le travail effectué en amont par Stefano Domenicali et la FOM. Guerre d’egos et de pouvoirs, là encore !
Troisième sujet de querelle entre FIA et FOM qui a éclaté ces derniers mois : le doublement des courses sprint.
Alors qu’équipes et FOM s’étaient mis d’accord pour passer de 3 à 6 courses sprint, la FIA avait paru longtemps bloquer le processus. La raison ? Mohammed Ben Sulayem ne l’a jamais divulguée bien sûr, mais les sources de la presse britannique étaient toutes d’accord pour pointer le nerf de la guerre, l’argent. Car la FIA estimait devoir recevoir plus d’argent de la FOM en échange du doublement des courses sprint - puisque cela implique une suroccupation des directeurs de course et commissaires.
Le manque de conviction de Mohammed Ben Sulayem était clair à l’époque : « Nous avons du temps pour en décider » déclarait-il en mai 2022. « Nous parlons de 2023, pas de la saison en cours. Il n’y a pas le feu. Et nous sommes en démocratie : la Formule 1 vote, les équipes votent, je vote. Si je n’ai pas le droit de m’abstenir ou d’étudier les propositions, alors il n’y a plus de liberté et ce n’est plus une démocratie. »
Des divergences (tel est le quatrième sujet de discorde) étaient également apparues en février 2022, après l’invasion russe de l’Ukraine. Selon la presse britannique, Mohammed Ben Sulayem aurait longtemps plaidé pour que les athlètes russes soient toujours autorisés à courir en F1, sous drapeau neutre, tandis que la FOM voulait les bannir purement et simplement. Soutenue par les équipes en majorité britannique, la FOM avait eu finalement gain de cause.
Cinquième sujet de discorde : l’intransigeance de la FIA sur l’affaire des bijoux, au début de la prise de pouvoir de Mohammed Ben Sulayem. On se souvient de la véritable fronde, menée notamment par Niels Wittich, mais avec Mohammed Ben Sulayem en sous-main, pour contraindre les pilotes en général, et Lewis Hamilton en particulier, à ne plus courir avec les bijoux.
Cette attitude avait là encore profondément irrité la FOM : pourquoi s’investir autant sur un sujet plutôt secondaire, alors que la FIA avait tant de problèmes internes à gérer, notamment après le Grand Prix d’Abu Dhabi 2021 ? Pourquoi aussi donner l’image d’un sport qui voudrait brider l’expression personnelle de ses pilotes ? Parce que telle était la bonne occasion, pour Mohammed Ben Sulayem, en son début de mandat, d’asseoir son autorité contre les pilotes et la FOM ? Peut-être…
Sixième grand sujet de discorde (mais il en existe sans doute d’autres), qui trouvait d’ailleurs ses origines au début du mandat de Mohammed Ben Sulayem, l’affaire d’Abu Dhabi 2021.
Stefano Domenicali aurait aimé que la FIA aille plus loin dans son rapport post-Abu Dhabi 2021, qu’elle fasse un effort plus prononcé encore de transparence. La volonté de dégager surtout une erreur personnelle, celle de Michael Masi, et non de remettre en cause le fonctionnement de la FIA, aurait été ainsi mal vécue.
Le style "bulldozer" de Ben Sulayem en question ?
A l’heure où la F1 ne cesse de croître, il est naturel de trouver de telles bisbilles internes déplacées voire puériles.
Mais il est tout de même permis de douter que les torts soient équitablement partagés : à faire le bilan de l’ensemble de cet historique, c’est bien le style de Mohammed Ben Sulayem qui donne une impression d’agressivité, d’impulsivité, d’improvisation (le dernier exemple sur la valorisation de la F1 en témoigne) et d’autoritarisme qui paraît devoir être remis en question.
La question est posée : Mohammed Ben Sulayem n’a-t-il pas d’autres chantiers à gérer, notamment au niveau de la direction de course (voir notre article), d’autres combats à mener que celui de la question de la valorisation de la F1 ?
Et de l’autre côté, celui de Liberty Media, jusqu’à quand la FOM pourra-t-elle se permettre de trouver en la FIA, non une alliée, mais un caillou dans la chaussure ou un partenaire de plus en plus gênant ? Rappelons que la FIA a plus besoin de la FOM que la FOM a besoin de la FIA ; c’est bien la FOM qui est propriétaire de la marque Formula One (la FIA ne fait qu’apporter un « label » et une expertise technique et sportive de plus en plus contestée).
Le divorce dans les mots se traduira-t-il en divorce dans les faits, par un nouveau schisme du style FISA-FOCA ? La FOM pourrait-elle brandir l’argument d’un tel schisme, en menaçant de créer un championnat hors FIA, ou de se passer du label FIA ? Ce serait sans doute un argument de poids, ce serait aussi appuyer sur le bouton rouge.
Mais en dépit des gesticulations du « bulldozer » Mohammed Ben Sulayem, le plus fort n’est pas celui qui crie le plus fort…