Durant sa première saison en F1, en 1984 avec Toleman, Ayrton Senna avait pour ingénieur un certain Pat Symonds.
L’ancien directeur technique de Williams F1, qui officie aujourd’hui à la FOM dans le même rôle, s’est souvenu de sa relation avec le Brésilien, dont il avait cerné tout le potentiel il y a 40 ans désormais.
S’exprimant pour Pirelli, qui équipait Toleman en début d’année 1984, Symonds a évoqué le souvenir spécial qu’évoquent en lui le pilote mais aussi l’homme Senna.
Le Brésilien l’avait marqué dès les essais hivernaux, quand il battit le temps au tour du pilote titulaire, Derek Warwick.
« Ce n’est pas sa vitesse qui a le plus impressionné, mais son caractère. »
« Sa confiance dans le destin qui l’attendait. Il est vrai que les pilotes de course et les sportifs en général doivent croire en leurs propres capacités, sans quoi ils ne connaîtraient jamais le succès. Au cours de ma carrière, j’ai eu la chance de travailler avec des pilotes incroyables comme Michael Schumacher et Fernando Alonso, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui, le jour d’un premier test avec une voiture et une équipe qu’il ne connaissait pas du tout, avait une telle conscience de ce qu’il devait faire et de ce qu’il voulait accomplir. »
« Il n’y avait aucune timidité chez lui, il voulait simplement avoir l’opportunité de conduire une voiture de Formule 1. C’était une attitude qui ne laissait aucune place au doute ou à l’incertitude et qui s’exprimait ensuite par une incroyable capacité à expliquer précisément tout ce qui concernait le comportement de la voiture. »
« Nous avons tous été frappés par cette attitude. N’oublions pas qu’à l’époque, il n’y avait pas de télémétrie et que nous, ingénieurs, étions totalement dépendants de ce que disait le pilote, même lorsqu’il s’agissait, par exemple, de contrôler la température du moteur. Et aucun des pilotes avec lesquels nous avions travaillé jusqu’alors n’était capable de donner un feedback aussi précis que lui. »
Williams et McLaren avaient aussi eu Senna en test... mais avaient décidé de ne pas le retenir in fine ! Comment Symonds se l’explique-t-il avec le recul ?
« A l’époque, bien plus qu’aujourd’hui, les grandes équipes n’aimaient pas prendre le risque de miser sur un rookie. Et de plus, il n’y avait pas autant de programmes pour les jeunes pilotes qu’aujourd’hui. Miser sur un rookie était donc peut-être trop risqué. Ayrton avait remporté le championnat britannique de Formule 3, c’est vrai, mais il n’avait pas été dominant, puisqu’il avait dû se battre jusqu’au bout pour battre Martin Brundle. D’une certaine manière, il était donc compréhensible que Frank Williams et Ron Dennis ne veuillent pas prendre de risques. »
« Pour nous, en tant que petite équipe chez Toleman, il était plus facile d’aller vers lui et nous avons été vraiment frappés par le fait qu’il s’est immédiatement senti à l’aise dans une voiture brouillonne et instable comme la nôtre : il semblait fait pour courir en Formule 1. »
Senna n’était-il donc pas trop déçu d’arriver chez Toleman ? Ne pensait-il pas mériter mieux ?
« Il était bien conscient que Toleman ne serait qu’une première étape et que ce n’est pas chez nous qu’il grandirait et atteindrait ses objectifs. Ce n’était pas de l’arrogance, juste une totale confiance en soi. »
Le premier Grand Prix de Senna se termine sur un abandon, mais à Kyalami, Senna marqua ses premiers points dans des conditions pourtant difficiles pour lui. Car pour Symonds, le pilote avait un point faible - et c’était sa condition physique.
« À Kyalami, la course se déroule en altitude, à plus de 1 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, et il faut faire des efforts considérables pour courir dans ces conditions. Si le premier Ayrton avait un point faible, ce serait sa condition physique. Parti treizième, il parvient à franchir le drapeau à damier, à trois tours du vainqueur Piquet mais il termina 6e. Son premier point au championnat. À la fin, il était épuisé et nous avons dû le sortir du cockpit car il n’arrivait pas à sortir tout seul. »
« Ce Grand Prix a été une sonnette d’alarme pour Ayrton, car il s’est rendu compte qu’il n’était pas assez en forme et il a donc commencé à travailler sur ce point. À Zolder, il a de nouveau terminé sixième, un excellent résultat. »
La fiabilité toucha de nouveau Senna au Grand Prix suivant, à... Imola, en 1984. Un problème l’empêcha de se qualifier pour la première fois de sa carrière.
« Pour la première et unique fois de sa carrière, il n’a pas pu se qualifier sur la grille de départ. Avec le recul, c’était un peu le signe du destin si on y réfléchit bien » commente Symonds.
Une première victoire ratée de peu à Monaco - à moins que…
Toleman passa ensuite aux Michelin, mais le moment le plus marquant de l’année, ce fut bien sûr le Grand Prix de Monaco 1984. Sous une pluie battante, Senna finit 2e, mais sans l’interruption de course et le drapeau rouge, il aurait sûrement pu gagner sa première course devant Alain Prost...
Symonds révèle cependant que le drapeau rouge a peut-être évité un abandon à Senna !
« Ce fut un dimanche inoubliable. Sur le mouillé, Ayrton volait littéralement, puis la course a été arrêtée à la demande de Prost et le rêve de victoire s’est donc évanoui, mais nous étions tous heureux ce jour-là. Le lendemain matin, cependant, nous avons commencé à penser qu’au lieu d’avoir obtenu un podium, c’était en fait une victoire qui avait été perdue. »
« Cela dit, nous avons découvert plus tard que la voiture d’Ayrton avait un basculeur de suspension cassé : nous ne savons pas combien de temps cela aurait duré, peut-être un tour de plus, peut-être jusqu’à la fin de la course, peut-être qu’il aurait suffi d’accrocher un vibreur pour qu’il se brise définitivement. »
Senna face à Michael Schumacher et Fernando Alonso
Avec le recul, comment comparer Senna à Michael Schumacher et Fernando Alonso, pilotes avec lesquels Symonds a aussi travaillé chez Benetton et Renault, les équipes ayant succédé à Toleman ? De qui Senna est le plus proche ?
« Ayrton était un solitaire, un esprit libre, absolument convaincu de sa mission, capable de construire un groupe loyal autour de lui dans une relation très étroite. »
« Michael est l’une des personnes les plus aimables que l’on puisse rencontrer, tout à fait normal et surtout, un joueur d’équipe, notamment parce que depuis le début de sa carrière, il a grandi dans un environnement où c’était la norme. »
« Fernando est plus proche d’Ayrton à cet égard, bien qu’au fil des ans, en particulier grâce à sa participation à des courses d’endurance, je pense qu’il a mieux compris l’importance du travail d’équipe, alors qu’à ses débuts, il était plus, disons, individualiste. Quoi qu’il en soit, j’ai eu la chance inouïe de pouvoir les connaître de près, en tant que pilotes de course, mais surtout en tant que personnes. »